Filles de Blédards : “Il faut se concentrer sur le manque de personnes racisées dans tous les postes de gestion”

Alexia Fiasco, co-fondatrice du collectif Filles de Blédards, a participé à la deuxième édition de Danser Demain en juin dernier pour s’exprimer sur l’inclusion et la représentation des personnes racisées dans les milieux festifs. Elle revient aujourd’hui pour discuter des notions de communauté, d’oppression et de culture alternative. Une interview menée par Arnaud Idelon.

Qu’est-ce que Filles de Blédards ?

Filles de Blédards, c’est un collectif qui travaille sur les identités de l’immigration, à travers de l’art visuel, des concerts, des fêtes, des projections, des ciné-débats, des talks… Moi initialement je suis photographe, Mariam [qui fait partie du collectif] est aussi photographe, Kahina [idem] est performeuse, donc on s’est un peu retrouvées projetées dans le milieu de la fête sans trop le vouloir, parce que c’est aussi notre seul moyen d’auto-financer nos événements, qui ne sont pas lucratifs : on ne gagne pas d’argent lors de nos expositions et de nos ciné-débats donc l’événementiel est un moyen de faire fonctionner notre collectif.

Quels sont les freins à la représentation des personnes racisées dans le monde des musiques électroniques en France et est-ce qu’il y a une différence entre cette représentation dans les arts visuels et dans la musique ?

Honnêtement, ça fait 2-3 ans qu’on baigne dans un cercle vertueux qu’on s’est créé nous-mêmes, donc on a l’impression qu’il y a plein d’artistes racisés, que ce soient des artistes visuels ou des artistes du monde de la musique, donc ça reste assez difficile à définir. Après, j’aurais quand même tendance à dire qu’en termes de programmation dans des lieux plus ou moins institutionnels, on aura tendance à voir plus de personnes racisées dans les clubs que dans les lieux d’exposition, tout simplement parce que ça reste quand même une niche moins accessible pour les minorités, notamment dans l’art contemporain. C’est très propre aux lieux institutionnels en fait.

Et dans les petites galeries d’art ou les squats artistiques, la situation change un peu ?

Oui, légèrement. On se rend bien compte quand même que la majorité des gens – que ce soient les artistes, les publics, les curateurs ou les personnes qui possèdent les galeries – sont principalement des personnes non racisées. Mais il est certain qu’au sein de la scène alternative, notamment à travers les squats, est relativement plus ouverte mais elle reste majoritairement gérée et représentée par des personnes blanches. Ce qui n’est plus tout à fait la même chose dans le milieu de la musique, en tout cas dans le milieu de la fête – et là moi je ne parle que de Paris parce que c’est de là d’où je viens – où on a quand même pu voir ces 5-6 dernières années que la fête a été décloisonnée. Et puis il y a aussi une certaine tendance qui tend à visibiliser les personnes racisées dans ce genre de structure donc c’est vrai que le milieu de la musique a été le premier médium avec le sport où ces personnes ont été le plus visibilisées.

Crystallmess disait la dernière fois que finalement, ce n’était pas tant la représentation des artistes racisées qui était au centre des questionnements, notamment dans le monde de la musiques électroniques, mais davantage la présence de personnes racisées au sein de postes structurels, de bookers, de managers… Tu es d’accord avec ça ?

Oui, complètement, on en a d’ailleurs beaucoup parlé avec Crystallmess. C’est certain que le problème est ailleurs, il n’est plus uniquement dans la question de la représentation mais  davantage dans la mise en lumière des artistes racisés, parce que maintenant il s’agit aussi de se concentrer sur le manque de personnes racisées dans tous les postes de gestion, comme les agences de booking, les les lieux d’accueil… Et les artistes avec lesquels on travaille nous le disent d’ailleurs beaucoup aussi, la majorité du temps ils sont représentés par des gens vers lesquels ils sont allés dès le début parce qu’ils n’avaient pas vraiment d’alternative et qui n’ont pas vraiment conscience de leurs luttes, de leurs identités. C’est vrai que pour des personnes racisées, ça demande une énorme organisation parce qu’il y a un héritage et un capital culturels qu’on n’a pas forcément eus, et pour réussir déjà à s’organiser administrativement – et on le voit même chez Filles de Blédards – c’est pas une mince affaire : il y a tout un système dans lequel on est qui demande beaucoup de contraintes en termes d’organisation et de structure. C’est difficile d’arriver à faire la démarche de se dire “ok, je vais créer mon agence de booking, j’aurai telle ou telle personne qui travaille pour moi”. Il y a aussi un aspect très psychologique : on ne se sent pas prêts à gérer ce genre de structure parce qu’on nous a aussi mis dans la tête qu’on n’était pas légitimes à faire ça et que ces places étaient déjà occupées par des gens qui n’ont pas envie de quitter leur poste ou même de faire de la place en fait.

Et est-ce que c’est un problème franco-français ou plus étendu ? Est-ce que tu constates la même dynamique dans les pays anglo-saxons par exemple ?

Je pense clairement qu’en Angleterre, du moins à Londres, il sont beaucoup plus avancés que nous, aux Etats-Unis aussi d’ailleurs… Ca reste tout de même un problème très français, cette peur du grand remplacement et cette peur en tant que privilégié de céder le pouvoir, je la ressens plus spécifiquement à Paris, autant dans le milieu de la musique que dans l’art contemporain, à tous les niveaux c’est très compliqué. A Londres, il y a quand même un empowerment de la part des minorités qui est un peu plus visible, notamment dans tout ce qui est d’ordre organisationnel et structurel alors qu’en France on est un peu à la ramasse de ce côté. Mais j’ai aussi l’impression qu’avec ce qui s’est passé ces derniers temps, ça nous motivés – en tout cas de ce que je constate autour de moi – à s’organiser davantage mais c’est toujours le même problème : le processus prend beaucoup de temps.

En parlant justement des pays anglo-saxons, il y a cette tradition, cette manière de regarder les communautés – ouvertes, poreuses, propres aux “communities” à l’anglaise – se fédérer, s’encapacitent et dialoguent alors qu’en France, on a une sorte d’universalisme républicain qui essaie de lisser toutes les différences et qui a presque peur des communautés et des minorités : lors de la table-ronde Danser Demain, tu affirmais au contraire dans ton discours une forte dimension communautaire, est-ce qu’à tes yeux c’est une nécessité et quelle est cette conception de la communauté que tu défends ?

Je pense que c’est vraiment une chose à placer dans un espace-temps bien précis, en l’occurrence le nôtre mais tout de suite, maintenant, c’est une nécessité. Que ce soit dans ma vie professionnelle ou personnelle, le fait de s’être organisés en communauté inclusive ça nous a donné beaucoup de force, que ce soit mentalement, financièrement, culturellement, en fait à tous les niveaux ça nous donne de la force et pour l’instant on est plutôt dans un processus d’auto-validation parce que ça fait 3-4 générations qu’on attend la validation de nos “oppresseurs”. Au bout d’un moment, quand on se rend compte que de toutes façons ça ne fonctionne pas et que ça ne mène à rien, la seule chose qu’on puisse faire, c’est de s’auto-valider, de s’auto-encourager et de créer ce genre de cercle vertueux pour essayer de nous faire briller les uns les autres, de nous faire avancer. Mais ensuite, bien sûr que ça a des limites, or pour l’instant on n’a pas le choix : c’est simple, nous on attend des initiatives et le jour où on nous proposera une alternative à ce fonctionnement, je pense que tout le monde sera d’accord pour sortir du communautarisme. On en est encore loin pour l’instant.

Est-ce qu’avec Filles de Blédards, vous avez tissé des partenariats, créé une proximité avec d’autres mouvements et scènes minoritaires comme celles LGBT et queer ?

A titre personnel, j’ai l’impression que c’est de base un milieu dans lequel j’ai évolué, que ce soit pendant mes 5 années de vie à Berlin à partir de 2011 ou dans le monde dans lequel je me retrouve ici, c’est une sphère dans laquelle je suis et dans laquelle j’évolue. C’est aussi une minorité qui souffre des mêmes oppressions, en tout cas qui a les mêmes oppresseurs si ce n’est beaucoup plus encore, et c’est sûr que c’est beaucoup plus facile pour nous de nous rapprocher de personnes comme celles-ci. Mais ça s’est juste fait de manière très naturelle, parce que ce sont nos amis, parce que ce sont des artistes qui travaillent avec nous et qui peuvent souffrir de cette double casquette de personnes racisées et queer, qui ont d’autant plus de mal à se faire booker ; pour nous, c’est une nécessité de leur donner la priorité. C’est une solidarité simple et naturelle, qui n’est même pas vraiment pensée ou calculée. Aujourd’hui, c’est sûr qu’on leur ouvre plus d’espaces, on leur donne plus la parole et en ce sens nos deux communautés vivent à peu près la même évolution mais ça n’empêche pas que des gens de notre communauté soient des oppresseurs pour des membres de la communauté LGBT et vice versa.

La dernière fois tu parlais du principe de la tontine que je trouvais très intéressant, est-ce que tu pourrais m’en dire plus là-dessus et expliquer le potentiel de ce procédé pour une communauté quelle qu’elle soit, notamment dans la musique ?

Le principe de la tontine, c’est un fonctionnement très ancien que je connais parce que c’est quelque chose qui fonctionne assez bien dans ma famille, notamment entre femmes d’ailleurs et c’est une espèce de micro-crédit, qui permet par exemple à une personne qui a besoin d’ouvrir un salon de coiffure de demander à sa communauté – qui comprend de fait ses problèmes et est aussi victime des mêmes oppressions – d’investir dans ce salon de coiffure. Une fois que le projet est mis à terme et devient rentable, la personne redistribue l’argent emprunté aux membres de sa communauté qui l’ont aidée. Chez Filles de Blédards, contrairement au principe initial, on ne le fait pas forcément avec l’argent parce qu’on n’a pas les fonds nécessaires (l’argent qu’on gagne nous suffit juste à faire des expositions ou des événements et à payer nos artistes) mais à la place de l’argent on active la communauté pour mettre en lumière une personne qui en aura besoin et qui en s’élevant valorisera à son tour les personnes qui l’auront aidée. Cette image, on la trouve intéressante car elle nous permet de choisir de manière ciblée quel projet on souhaite encourager.

Crystallmess et toi aviez particulièrement pointé lors de la table-ronde Danser Demain le fait qu’il y avait une sorte de mode, de tendance autour de la labellisation “queer”, voire d’argument marketing utilisé par des personnes parfois mal intentionnées ou qui ne font pas directement partie des luttes : quelle est ta position par rapport à ça ? Est-ce qu’il faut inclure les alliés et profiter de cette opportunité même si ce n’est pas forcément sincère ou spontané ou au contraire se positionner pour s’éloigner du mainstream ?

Je pense que c’est un peu des deux en fait ; il me semble qu’à un moment, il faut aussi qu’on subvienne à nos besoins et c’est pour ça qu’on se retrouve dans une espèce de prise d’otage assez gênante. On sait d’un côté que ces personnes ne sont pas concernées de manière forcément sincère et qu’elles sont dans une démarche de récupération, d’utilisation et de capitalisation des luttes pour se mettre elles-mêmes en lumière et d’un autre côté, se cantonner à une scène alternative et underground c’est à l’essence même de nos mouvements mais plus les artistes sont connus par tous les moyens, plus ils vont être bookés avec des contrats spécifiques, et pour nous ça va devenir aussi très compliqué de booker des gens qu’on admire si on ne peut pas les accueillir dans une structure qui est à la hauteur de leur talent. On peut aussi se demander pourquoi est-ce que nous, on ne mérite pas mieux que ça, pourquoi on ne mérite pas mieux qu’une cave pour se produire, pourquoi on ne mérite pas d’avoir les projecteurs sur nous ; et là le problème revient un peu à ce qu’on disait tout à l’heure, c’est que la grande majorité des structures sont tenues par des personnes qui ne sont pas concernées par ces questions-là. L’enjeu réside en le fait qu’on n’a pas d’alternative : si on pouvait se tourner vers des structures dirigées par des gens concernés, on n’aurait pas l’impression de faire un pacte avec le diable ou de se faire utiliser et on travaillerait avec des gens qui ont conscience de ces questions-là et qui ont tout de même à coeur de nous mettre en lumière. On a déjà refusé tellement de projets et d’argent parce qu’on n’était pas d’accord avec la ligne directrice des structures qui nous le proposaient . Il faut comprendre qu’on fait de nombreuses concessions et que ce n’est jamais facile, alors parfois on voit en certaines personnes de potentiels alliés et on se dit qu’on peut collaborer avec elles selon nos conditions pour nous permettre ensuite d’ouvrir une brèche pleine de potentiel. Car ça demande un travail de pédagogie de notre part, qu’on mène de manière quotidienne aussi bien dans notre vie personnelle que professionnelle, et c’est tout l’enjeu de ce genre d’alliance : ce sont souvent des personnes qui nous démarchent et on va accepter leur proposition si on est bien payés et surtout si on peut aborder des sujets importants à nos yeux. On a besoin de discuter avec eux des questions de récupération et de bonne conscience, parce que ça les concerne directement et généralement ça débouche sur des débats assez intéressants.

La table-ronde Danser Demain retraçait toutes les problématiques du secteur des musiques électroniques à travers le prisme de la crise sanitaire : qu’est-ce que la crise que nous vivons depuis mars a cristallisé comme problématiques chez Filles de Blédards ? Est-ce que ça vous a fragilisées et qu’est-ce que ça vous a apporté comme réflexion sur ce que vous avez envie d’abandonner, de développer ou de continuer ?

C’est certain qu’à aucun moment, au début du confinement, on s’était dit que les conséquences de ce COVID seraient celles qu’elles sont aujourd’hui, qui pour notre communauté sont des conséquences qui sont plus qu’inattendues. Ce qui se passe est difficile, c’est sûr qu’on ne va pas pouvoir organiser de fêtes, du moins légales avant longtemps et qu’on est très frustrés de ne pas pouvoir booker les artistes qu’on avait prévu de booker, de ne pas pouvoir simplement les voir parce que ce sont avant tout des amis, mais il y a aussi des conséquences positives sur notre communauté comme le fait qu’on ait pu assister à une réelle visibilisation de nos luttes et à une conscientisation accrue à l’échelle mondiale et notamment dans les milieux de la musique et de l’art. C’est aussi probablement pour ça que Crystallmess et moi sommes intervenues à ce propos dans le cadre de Danser Demain, il y a une conscientisation globale qui n’aurait pas eu lieu si le COVID n’avait pas eu autant de répercussions sur nos communautés. Pendant la pandémie, nos communautés ont a été extrêmement fragilisées, à cause de nos situations précaires mais surtout à cause du fait qu’elles reposent sur cette micro-organisation plus que bancale. Ca nous a fait nous rendre compte qu’il fallait qu’on se structure davantage, qu’on s’organise et qu’on s’entoure de personnes qui ne sont pas forcément dans le milieu alternatif ou artistique, c’est-à-dire des avocats ou des juristes. Il faut donc qu’on ouvre aussi nos cercles, tout en restant dans notre communauté, mais qu’on l’élargisse pour collaborer avec des gens qui ont un vrai capital d’organisation et avec lesquels on pourrait structurer quelque chose de stable et de durable. C’est vrai que pendant toute cette période on s’est sentis fragilisés et impuissants, voir toutes ces images passer était très violent, mais la force qu’on a reçue après ça est inégalable et on est tous d’accord pour le dire ; avec les personnes qui m’entourent, on ne fait que parler de la claque que ça a été et de notre envie de s’organiser de manière stable et élargie. Sans le COVID, ce ne serait peut-être jamais arrivé ! Maintenant on se sent de croire en nous, de continuer de s’auto-valider et de proposer des projets viables.

Photo © Site du RIAM Festival
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