Stress, dépression, thérapies : pourquoi faut-il prendre en compte la santé mentale de nos artistes

L’imaginaire collectif omet souvent l’individu qui se trouve derrière l’identité de l’artiste. Or, dans l’artiste il y a l’être humain, dont le job qualifié de « rêve », peut affecter l’équilibre mental. Les études et les documentaires sur le sujet sont relativement récents, mais ils ouvrent la voie pour éclairer la problématique et apporter des solutions, à l’instar du guide de santé mentale publié par l’Association pour la musique électronique (AFEM) l’an dernier. Réflexion sur la santé mentale de l’artiste, les dispositifs existants et ceux qui devront être déployés à long terme.

 

Un individu derrière le masque de l’artiste

S’il est aujourd’hui commun pour un artiste d’exposer sa vie privée au grand public, il reste cependant difficile pour les mentalités collectives d’appréhender la personne au-delà du masque de l’artiste. La lecture du journal ouvert de Nastia sur Telegram permet d’en prendre conscience en donnant à voir la quadruple vie de l’ukrainienne en tant qu’artiste, mère de famille, épouse et femme.

La dissociation entre la personne et l’artiste présente le risque d’oublier (voire d’effacer) la première avec la seconde. La personnalité de l’artiste est alors traitée par certains comme une “marque”. Cette omission a des conséquences puisqu’elle tire également un trait sur les sentiments de l’artiste. Elle fait de sa santé mentale un sujet tabou, et réduit la possibilité de libérer son mal-être par la parole, jusqu’à parfois le rendre aveugle à sa souffrance mentale.

Erick Morillo rappelle, dans le documentaire Why We DJ – Slave To The Ryhtm, qu’aucun artiste n’est immunisé contre les désordres mentaux. Cette remarque rejoint les dires de Mark Lawrence : “Il est très difficile pour les gens d’accepter qu’une personne qui semble avoir du succès puisse avoir des problèmes psychologiques”. Les efforts et le train de vie requis par la vie d’artiste peuvent être source de dysfonctionnements, non seulement physiologiques et biomécaniques, mais aussi psychologiques, voire psychiatriques. L’Association Européenne Médecine des arts écrit à ce sujet que “L’art est souvent considéré uniquement comme source d’agrément et de plaisir, mais non comme matière à nuisance pour l’artiste.

La problématique est tristement résumée par le collectif CURA et la Guilde des Artistes de la Musique dans une enquête menée en 2019 : “Travailler dans la musique aujourd’hui amène à poser deux questions fondamentales : comment faire pour devenir le prochain Avicii, et aussi, comme faire pour éviter de devenir le prochain Avicii ?”. Dans son étude au nom évocateur de Can Music Make You Sick?, l’association Help Musicians UK conclut alors que “Faire de la musique est thérapeutique. Mais faire carrière dans la musique est destructeur”.

La solitude, potentielle source de troubles mentaux 

En 2013, Resident Advisor partageait un court-métrage de sa série Between the beats, dans lequel Motor City Drum Ensemble confesse l’anxiété qu’il a vécue et qui l’a mené jusqu’au burn out. Le DJ y raconte en quoi cela l’a amené à réduire la cadence effrénée de ses concerts, et fait une réflexion sur les raisons qui le motivent à continuer de vivre sa passion. La santé mentale de l’artiste est aussi consacrée par le documentaire Why We DJ – Slave To The Ryhtm, qui fournit des témoignages sur le train de vie difficile que mènent les artistes…un train de vie synonyme de manque de sommeil, pression, exposition sur les réseaux sociaux et solitude.

La solitude est évoquée presque unanimement par les artistes interviewés. Seth Troxler juge qu’elle façonne l’esprit humain et peut engendrer des problèmes d’addiction à la drogue ou au sexe. Laurent Garnier considère quant à lui qu’elle est la chose la plus compliquée dans la vie de DJ: “Pour moi, la chose la plus difficile [], c’est la solitude des hôtels, manger seul, me réveiller seul”.

La canadienne Marie Davidson parle aussi de la solitude dans le dernier épisode de Between the beats : “Tu passes tellement de temps seule, et après, quand tu joues, c’est l’opposé. C’est vraiment schizophrénique car t’es soudainement en face de plein de monde, avec du son très fort, des lumières vives. Vous avez cette espèce d’échange d’énergie vraiment sympa avec la foule, mais qui dure comme une heure. Après ça, le cycle recommence”.

Anxiété, dépression, stress, angoisse… 73% des musiciens indépendants seraient concernés

Peu considérée jusqu’alors, la santé mentale de l’artiste, dans les musiques actuelles, commence timidement à faire l’objet d’études qui établissent l’ampleur du problème. La plus grande enquête jamais réalisée en son genre est celle de Help Musicians UK, publiée en 2016, qui inclut 2211 musiciens et professionnels de la musique. Ses résultats sont édifiants : 71% des individus pensent avoir vécu des crises d’angoisse ou des attaques de panique, et 68.5% de dépression. Parmi les raisons invoquées : difficulté de maintenir une vie, heures de travail antisociales, épuisement et incapacité de planifier leur temps et leur avenir. Les acteurs de l’industrie musicale seraient également trois fois plus sujets à des dépressions que le reste de la population. Ces troubles peuvent engendrer d’autres problèmes en cascade, comme le suggère Erick Morillo dans Why We DJ – Slave To The Ryhtm : “Plus j’étais déprimé, et plus je continuais à me droguer”.

Une étude plus récente établit que 73% des musiciens indépendants interrogés présentent des symptômes de désordre mental. L’anxiété (73%) et la dépression (69%) sont en tête, suivies par le stress négatif (66%), la pression (54%) et les crises d’angoisses (53%). Ces troubles mentaux ne sont pas toujours liés à une mauvaise hygiène de vie et peuvent s’expliquer par des facteurs liés au milieu de travail, comme la peur de l’échec (67%), l’instabilité financière (59%), la pression du succès (58%), la solitude (51%), le jugement des autres (44%) et la pression du rendement (40%). Le graphique suivant fait état de la santé mentale dans le secteur musical, d’après l’enquête exploratoire sur la santé & le bien-être dans l’industrie musicale, menée par le collectif CURA & la Guilde des Artistes de la Musique.

 

Figure : Santé mentale dans le secteur musical (503 répondants)

Pour contrer ces symptômes, un artiste sur deux se tourne vers l’automédication. Néanmoins, parler de cette souffrance reste la première étape vers la libération du tabou qui entoure la santé mentale ; les moyens à disposition ont été détaillés dans un précédent article de Technopol. Si la thérapie apparait comme une solution évidente, Seth Troxler considère cependant qu’elle peut être taboue dans l’industrie musicale, en particulier quand il s’agit de sujets masculins. Dans ce documentaire, les témoignages conduisent vers d’autres pistes pour traiter les troubles, notamment la pratique de la méditation ou du yoga.

Un guide de santé mentale destiné à l’industrie de la musique électronique

Anxiété, dépression, abus et dépendance à l’alcool et/ou à la drogue, stress et burnout, syndrome de l’imposteur et co-dépendance… Tous ces troubles sont abordés par l’AFEM dans son guide de santé mentale, qui s’adresse à tous les acteurs de l’industrie de la musique électronique (artistes, DJ’s, managers, professionnels, etc). Un guide à diffuser sans modération.

Ce projet avait été lancé lors du Sommet international de la musique à Ibiza en 2019. Le père d’Avicii y avait participé au nom de la Fondation Tim Bergling, créée en l’honneur du jeune homme de 28 ans qui s’est suicidé suite à des problèmes psychologiques. La fondation tente d’élaborer des solutions à cette problématique, en menant de la prévention du suicide dans l’industrie musicale et en soutenant les organismes qui travaillent dans le champ de la santé mentale.

Le guide pose des mots sur le mal-être qui règne chez ces artistes, et brise le tabou qui impose solitude et silence. Une présentation est faite de chaque trouble, afin d’en identifier les signes et les symptômes, et d’adopter l’attitude adéquate. Dans la plupart des approches, les auteurs incluent l’individu concerné mais aussi ses proches, suggérant ainsi que le traitement doit être apporté collectivement pour que l’individu ne soit pas enfermé dans ses troubles. Le guide propose à l’entourage différents axes pour intervenir et sortir l’individu de son malaise personnel. Il dispense également des références bibliographiques, afin d’approfondir le thème.

Des paroles pour sortir de l’isolation et de la stigmatisation

Donner la parole aux artistes est primordial pour leur permettre de prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls dans leur problématique. Le collectif CURA & la Guilde des Artistes de la Musique ont procédé à un recueil de témoignages d’artistes dans leur enquête exploratoire sur la santé et le bien-être dans l’industrie musicale. Ces quelques mots prononcés illustrent la souffrance qui plane dans l’industrie musicale, et laissent deviner l’ampleur des paroles qu’il reste à libérer.

Mais les artistes ne doivent pas être les seuls à prendre la parole : le sujet de leur santé mentale doit entrer dans le dialogue public et une vraie discussion doit être installée. En effet, évoquer cette souffrance est une étape forte pour briser ce silence qui cache en réalité un mal-être collectif chez beaucoup d’artistes. Il s’agit également de rompre avec la figure idéalisée qui perdure parfois à propos de l’artiste.

Quelles solutions à long terme ?

Divers organismes veillent à la diffusion d’informations essentielles à une bonne santé mentale, comme l’AFEM, Your Green Room et Help Musicians UK. Help Musicians UK propose une assistance en ligne 24/7 par le biais de sa plateforme Music Minds Matter, chargée de veiller à la santé psychologique des artistes, et de leur apporter tant des conseils techniques que juridiques. Informer au mieux les artistes concernant la gestion des affaires est essentiel pour prévenir, en amont, tout risque de stress ou d’anxiété. En France, les associations IRMA et Médecine des Arts fournissent des ressources utiles à l’artiste ; Médecine des Arts avait d’ailleurs publié, conjointement avec la Fedelima et le Moloco, un document relatif à la santé de l’artiste. Un recensement des médecins, thérapeutes et associations d’aide spécialisés dans l’accompagnement des troubles liés à la pratique musicale a été aussi proposé par le collectif CURA.

Si la musique est un outil qui permet d’exprimer les émotions d’une personne, l’industrie musicale peut interférer dans cette passion et générer des difficultés psychologiques chez l’artiste. Des interrogations se posent alors : si des solutions sont proposées pour pallier ce problème à l’échelle individuelle, s’agit-il réellement de solutions durables et efficaces à grande échelle ? La situation n’est-elle pas révélatrice d’un besoin de changer le paradigme sur lequel repose cette industrie musicale toujours plus exigeante, rythmée et en quête absolue de profit ? Cette industrie musicale n’est-elle finalement pas le reflet d’une société qui contraint à la performance en toute circonstance ?

La solution doit reposer sur quatre piliers : elle se situe au niveau de l’artiste, de la société, de l’industrie musicale et des politiques publiques. La santé mentale de l’artiste, soit de l’individu qui est derrière l’artiste, a besoin d’être reconnue et prise en considération par les mentalités collectives et les pouvoirs publics. Des actions concrètes doivent être construites à l’échelle nationale et l’accent doit être mis sur la prévention, l’accompagnement et la gestion collective de ces risques. Car il s’agit de la santé mentale de nos artistes et de toutes les personnes qui font vivre la musique.

Photo © Berlin Calling, Sabotage film GmbH

 

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