Il était une fois le Continuum Hardcore
Un concept pour raconter 40 ans de musique électronique britannique
Anthologie musicale et mouvement culturel, le Hardcore Continuum est un concept théorisé par le journaliste Simon Reynolds dans une série de 7 articles rédigés pour le magazine indépendant The Wire et récemment traduits et publiés dans un seul recueil par Audimat Éditions. Concept enrichi au fil des articles et des conférences, le Continuum est avant tout un terme utilisé pour décrire l’un des mouvements musicaux les plus captivants que le Royaume-Uni ait connus ces 40 dernières années.
La rencontre entre hip-hop, acid house et jeunesse britannique marquée par presque 10 ans d’austérité économique et de conservatisme social donna naissance à une cascade de styles musicaux, chacun s’influençant mutuellement, chacun portant en lui les traces de l’autre.
Bleep & Bass et prémices du son insulaire
L’histoire commence à la fin des années 80 avec l’exportation de l’acid house de Chicago vers les îles britanniques. Parmi les premières étincelles, on trouve Phuture – Acid Tracks (1987), morceau fondateur de l’acid house. Parallèlement en Angleterre, 808 State invente un son planant avec Pacific 202 (1989), mélange de house et d’ambient qui a « fait littéralement planer toute une nation » selon The Independent. De Manchester à Leeds, des duos comme Unique 3 proposent The Theme (1989), hymne minimaliste qui définit le style “bleep techno” au Royaume-Uni, tandis que LFO sort en 1990 le tube LFO, un autre classique bass-heavy qui propulse la bleep dans le Top 20 anglais. Minimal et métallique, obsédé par le sub bass et les petits motifs mélodiques, ce son britannique naissant posait les bases d’une scène électronique à la fois expérimentale et dansante, capable de fusionner avant-garde et culture club. C’est Sheffield qui cristallise ce son à la fin des années 1980 et au tout début des années 1990, via des labels tels que Warp. Un son électronique typique du Royaume-Uni est né.
Dans cette effervescence émergent déjà des titres tels que Nightmares On Wax – Dextrous (1989) et Forgemasters – Track With No Name (1989), abstraits et hypnotiques, annonçant les rythmiques rave à venir.
Hardcore : Accélération et euphorie
Au cœur de cette scène se dessine un fil rouge revendiqué par ses pionniers : une musique enracinée dans l’héritage culturel des sound-systems jamaïcains, mais irrésistiblement tournée vers l’avenir et l’innovation. C’est le sens même du titre de Phuture Assassins – Roots’n’ Future (1992), qui cristallise cette quête entre “le passé et l’horizon inatteignable du futur”. Les MC et DJs du continuum se revendiquent souvent d’être les héritiers d’une culture sound system épanouie et rêvent d’emporter leur public vers demain. On entend déjà, dans cette période charnière, des touches de ragga et de breakbeat qui donnent le ton : le hit SL2 – On A Ragga Tip (1992) mélange breakbeat hardcore et samples de Jah Screechy, et propulse SL2 au n° 2 des charts britanniques . De son côté, Hixxy – Toytown (1995), avec ses chœurs et son tempo effréné, inaugure la scène happy hardcore. Ces morceaux de rave festive, colorée et nostalgique inaugurent la veine happy hardcore, les rave se parent de couleurs à la fois festives et nostalgiques avant la transition vers la jungle.
La naissance de la Jungle : quand le chaos devient science
La vague suivante accélère et assombrit le groove : jungle, puis drum’n’bass. En 1992, Metalheads – Terminator (Goldie & Rob Playford) pose un break furieux qui sera réutilisé partout. L’année suivante, Origin Unknown – Valley Of The Shadows (1993) sort en face B d’un 12’’ chez RAM Records et devient instantanément un classique. Ce titre de jungle darkcore, construit autour du sample d’un documentaire sur l’« out-of-body experience », deviendra l’un des hymnes les plus influents du genre. En 1993 encore, Omni Trio (aka Rob Haigh) livre Renegade Snares, morceau cinématographique où les snares ont été re-sculptés note à note. Renegade Snares est jugé si épique qu’il marque l’atteinte d’une « maturité artistique » pour le genre selon Rolling Stone. Dans la foulée, LTJ Bukem apporte une touche mélodique au genre : sur son label Good Looking, il publie Atlantis (1992), un morceau aux nappes planantes et au vocal R&B, ouvrant la voie à “l’intelligent drum’n’bass”. Comme l’indique l’histoire du label, « Atlantis » (avec un autre titre, « Music ») fournit « une alternative mélodique et soulful aux morceaux hardcore alors en vogue ».
Timeless : la drum’n’bass entre frénésie et mainstream
À mi-chemin des années 90, le sommet du continuum s’incarne dans la personne de Goldie. En 1994, Inner City Life, premier extrait de son album Timeless, marie la batterie de jungle et les cordes orchestrales à la voix éclatante de Diane Charlemagne. Considérée comme l’un des morceaux de drum’n’bass les plus emblématiques de l’époque, Inner City Life est la première partie d’une suite de 21 minutes où Goldie rêve tout haut d’un « sentiment de rage » métissé de soul, de breakbeats et de mélancolie. Son album Timeless (1995) sort peu après et culmine à la 7e place des charts UK. Ce double disque révolutionnaire est largement cité comme le jalon qui a fait entrer la drum’n’bass dans l’âge adulte.
Deux temps, mille émotions : l’arrivée du 2-step
Dans la foulée, les danseurs se tournent vers de nouvelles cadences. Les années 2000 voient l’explosion de la UK garage, avec ses vocals suaves et ses breaks 2-step. Un premier aperçu commercial est donné en 1999 par Artful Dodger ft. Craig David – Rewind, tube léger où le refrain à deux voix annonce l’âme garage. Bien que moins violent que la jungle, ce son-là se revendique clairement héritier de la rave hard : rythmes syncopés, basses puissantes et mélodies soul lui confèrent une filiation évidente. Enfin, au tournant du millénaire, c’est le grime qui naît dans les blocks de l’Est londonien. Le producteur Wiley jette les bases de ce style brut avec Wiley – Eskimo (2002), une instru minimaliste au rythme sec qui servira de plate-forme à la toute jeune scène grime (sur laquelle MC Stormzy et bien d’autres suivront).
De l’acid house au hardcore, de la jungle à l’UK garage et au grime, chaque époque nourrit la suivante. À chaque pas, des hits comme Acid Tracks, Inner City Life ou Re-Rewind balisent le chemin. Les musiciens s’inspirent des sonorités passées tout en les projetant vers l’avenir ; preuve, s’il en fallait, que toute une tradition rave britannique reste à jamais reliée, ses racines ancrées dans le dub jamaïcain et ses branches pointées vers les horizons encore inexplorés du son.
Huit mesures pour tout dire : la matrice du grime
À la fin de l’été 2001, l’underground londonien bascule dans une nouvelle ère. Le UK garage, riche de ses basses vocales et de ses mélodies R&B, cède progressivement le pas à un son plus brut et dépouillé. Les jeunes DJ/producteurs de Bow ou de Lewisham suppriment les interludes de chanteurs au profit d’instrumentaux frénétiques et rugueux, sur lesquels les MCs livrent des flows rapides et incisifs, inspirés autant du dancehall jamaïcain que du hip-hop américain. Ainsi naît le grime.
Parmi les morceaux pionniers, on citera le « beat Eskimo » de Wiley en 2002 – un instrumental glacé et minimaliste qui établit les bases du style. Quelques années plus tard, Dizzee Rascal propulse le grime sous les projecteurs. Son titre I Luv U (2003), issu de l’album Boy in Da Corner, illustre à la fois le potentiel narratif du genre : le flow acéré du MC s’exhale sur un beat épuré ponctué de samples de piano fantomatiques. Ce morceau, comme beaucoup d’autres du moment, est diffusé sur les ondes de Rinse FM, où le genre trouve son public.
Dans la foulée, de nouveaux collectifs affinent le son. Kano, autre poids lourd du Bow, sert par exemple un titre comme P’s & Q’s (2004) : portrait vif et poétique sur un beat lourd et claquant. De son côté, le groupe Ruff Sqwad marque les esprits avec Functions on the Low (2002), un instrumental devenu culte grâce à son riff de synthé répétitif et sa ligne de basse martelante. Ce minimalisme que certains qualifient alors d’« eskibeat » ou de « 8-bar » va devenir la marque de fabrique du grime. Au fil du temps, ces innovations vont façonner la suite du continuum, tandis que dans d’autres recoins de la ville, de nouveaux courants se préparent déjà à éclore.
Sous-marin sonore, plongée Dubstep
Parallèlement, au sud de Londres, un autre mouvement prend forme dans la foulée du garage. Le dubstep puise, lui aussi, ses racines dans le UK garage, en mettant l’accent sur les basses profondes, des rythmes en demi-temps et des atmosphères plus éthérées. Il émerge dès la fin des années 1990 dans des quartiers comme Croydon, où se tiennent les premières soirées d’avant-garde (Forward>> à Shoreditch), ainsi que sur des radios pirates comme Rinse FM. Ce son sombre et robotique s’inspire autant du 2-step et de la broken beat que du dub jamaïcain et de la jungle, tissant un lien musical direct entre héritage reggae et musique électronique britannique.
C’est en 2005 que le dubstep explose au grand jour. Skream, jeune producteur de Croydon, réalise l’« anthem » du mouvement avec son morceau Midnight Request Line. Sa ligne de basse obsessionnelle et ses breaks décalés créent un buzz énorme, relayé par le bouche-à-oreille et l’émission Dubstep Warz de la DJ Mary Anne Hobbs. Au même moment, le duo Digital Mystikz (Mala et Coki) apporte au genre toute la profondeur du dub et du reggae. Leur titre Anti War Dub, martelant, lourd et méditatif, illustre parfaitement cette esthétique nouvelle. Mala et Coki fondent le label DMZ, dont les soirées à Brixton deviennent légendaires, entremêlant le dubstep à l’ambiance roots du sound-system jamaïcain.
À la fin de la décennie 2000, le spectre du dubstep s’élargit encore. Benga (accompagné de Coki) popularise des titres plus dansants et mélodiques, comme Night (2008). En 2006, un producteur mystérieux et introverti transpose le bruit des clubs en confidences nocturnes. Craquements texturés comme des pas sur le bitume, vocaux pitchés et basses sourdes qui creusent la poitrine : Burial est un producteur à part dans l’histoire du Continuum. Sur Untrue (2007), il invente une musique qui marche à tâtons, comme une âme perdue rentrant du club en traversant la brume londonienne. Craquements de vinyle, voix ébréchées comme des messages au travers de la pluie, et basses qui palpitent comme un cœur solitaire, « Archangel » devient alors un hymne mélancolique, une prière électronique, preuve que ce son sait parler autant aux mélomanes qu’aux clubbers.
Grime et dubstep témoignent de la vitalité du continuum hardcore britannique. De Londres Est à Croydon, des beats frénétiques aux basses grondantes, ces deux courants font entendre la même pulsation : celle d’une scène underground qui mêle l’énergie brute du dancefloor et le regard acéré sur la société.
Selon Reynolds, la fin du continuum hardcore n’obéit pas à une date précise ; elle tient plutôt à un glissement. Ce long fil reliant UK hardcore, jungle, garage, grime et dubstep, cette histoire racontée en BPM, forgée par les clubs, les radios pirates et les soundsystems, commence à se dissoudre lorsque la scène cesse d’inventer collectivement. À partir des années 2010, les genres ne naissent plus dans des lieux physiques, mais dans des playlists SoundCloud. La musique se mondialise, s’accélère, se fragmente.
Pour Reynolds, le continuum s’éteint quand la logique de transmission, un genre qui en pousse un autre, par nécessité socio-culturelle autant que musicale, se brise. Le hardcore continuum était un fleuve, un flux continu, cohérent, mutant. Désormais, les scènes électroniques ressemblent davantage à un archipel de micro-communautés sans centre de gravité, où chaque producteur puise autant dans l’histoire locale que dans une esthétique globale et mondialisée.
Ce n’est pas une mort, plutôt une évaporation. L’énergie rave n’a pas disparu ; elle s’est atomisée. Là où le continuum imposait un mouvement commun, les artistes avancent aujourd’hui en lignes brisées. Et si l’esprit du hardcore subsiste encore, il le fait par intermittence, en éclairs, plutôt qu’en courant électrique permanent. C’est peut-être cela, pour Reynolds, la véritable fin, non pas l’arrêt d’une musique, mais la disparition d’un monde où chaque nouveauté en appelait une autre, comme si la nuit londonienne avait vécu d’une seule et même respiration pendant presque 40 ans.
Écrit par Gabriel Rousseau aka Paradis Fiscal