Cassie Raptor: “On a envie d’un clubbing libératoire, jouissif et avisé”

Artiste polyvalente et noctambule engagée, Cassie Raptor véhicule son message avec franchise et fracas. Tour à tour DJ, VJ ou productrice, elle applique une palette aux tons métalliques, rouges et noirs autant à des visuels coriaces que des breaks technos militants. Avec des graphiques souvent revisités par des reptiles, des flammes, et autres insignes de résilience, Cassie fait partie de cette scène techno Française aux sonorités tenaces, pointue mais accueillante, chez qui l’inclusion est autant revendication que norme. Elle mélange les médiums, manuels comme numériques, le tout délivré en lives frénétiques pour des artistes puissantes telles qu’Ellen Allien ou Paula Temple, ou pour les évènements des collectifs  PWFM avec qui elle collabore régulièrement. Cassie Raptor s’attaque avec passion au manque de parité de line-ups, en œuvrant pour la visibilité des femmes dans la techno. Au fil d’une conversation toute en profondeur, nous en découvrons un peu plus sur son monde agité aux réflexions posées.

Salut Cassie, merci de nous accorder un moment. Comment ça se passe pour toi ces jours-ci : quels sont tes projets du moment ? 

Hello, avec plaisir, merci de me donner la parole ! Ça y est j’ai enfin trouvé mon rythme après un début de confinement déroutant avec les toutes les mauvaises nouvelles qu’il engendrait. Faute de pouvoir être au contact des gens sur le dancefloor, j’avance sur plusieurs projets, production de tracks, collabs, sets lives à venir, préparation d’un vjing pour mes futurs set, et je vais à la recherche des femmes dans la techno, j’ai envie de découvrir et de faire découvrir.

Tu as un étudié aux Arts Appliqués, puis en école de Communication Visuelle. As-tu connu un moment créatif de rupture, de déconstruction de ton éducation formelle ? Parle-nous un peu de ton parcours en tant que productrice, VJ, DJ… 

La rupture s’est clairement faite après le master, quand j’étais employée en agence, les projets devenaient de moins en moins créatifs, je trouvais pas assez de sens à ce que je faisais. J’ai vite compris que j’étais pas sur la bonne voie. J’ai commencé à cumuler mon job et des projets créatifs, je bossais jour et nuit. En études et au boulot j’ai développé des skills en dessin, DA et motion design que j’ai transposées dans le vjing. Je me suis formée sur le tas comme VJ aux soirées Wet For Me, la Machine du Moulin Rouge est devenue mon terrain d’expérimentations pendant plusieurs années pour développer un VJing sulfureux, queer, bienveillant et avisé. Mais mon rêve secret de gamine c’était de faire de la musique. Dans ma famille, des questions logistiques et financières favorisaient un parcours d’études plus classique que j’ai quand même orienté vers la création, et quand j’en suis venue au VJing je me suis tout de suite débrouillée pour performer sur de la techno. Ça vibrait en moi cette musique, j’avais peut-être un truc à raconter moi aussi. C’est très tard que je me suis laissée aller à penser ce que je m’interdisais, je me sentais pas légitime du tout sans avoir ni le parcours ni une grosse culture musicale et déjà trop vieille pour commencer. J’en ai parlé à une amie musicienne, j’avais je crois 27 ans, c’est elle qui m’a dit « si t’as envie go fais-le » pour elle ça tombait sous le sens, ça a été un déclic. Je me suis sentie tellement bête d’avoir perdu tout ce temps pour oser, à cause de ce sentiment d’illégitimité, c’est le moment où j’ai percuté que les rêves n’ont besoin de l’aval de personne. Depuis je charbonne sans relâche pour développer en autodidacte mon univers sonore – mix et production – et visuel – vjing, comm, image – j’ai une liberté totale de création à 360 et quand je vois le bonheur que ça m’apporte, je sais que je suis sur la bonne voie.

Quels artistes t’ont inspiré au fil de ton parcours? Quels médiums artistiques emploies-tu pour t’exprimer?  

À travers la techno que je joue je travaille sur l’émotion. Mes sets sont un genre de course poursuite extatique entre atmosphères angoissantes et lumineuses, un son viscéral et déterminé, j’ai envie que ça cogne dans le corps, que ça prenne aux tripes. L’image vient en renfort pour apporter un côté plus mental. Dans mon projet artistique global je m’inspire d’artistes comme Karin Dreijer (Fever Ray) ou Julia Lanoë (Rebeka Warrior). J’aime la multiplicité des projets qu’elles ont menés, avec toujours une volonté de faire passer des messages. Allier le fond et la forme. En plus de la musique, elles explorent des formes artistiques diverses et complémentaires chant, écriture, danse, dramaturgie, scénographie. Je profite de ce confinement pour aller creuser mon message personnel, et comment je peux le retranscrire. Les réponses se trouvent dans l’exploration, mon projet est voué à évoluer en permanence. 

Comment approches-tu l’illustration live de sets techno ? Cherches-tu à suivre la cadence du BPM, ou plutôt à la complémenter avec un rythme moins effréné ? 

J’aime la techno pour son énergie qui colle avec celle de mon corps. La techno est partout dans ma vie, quand je marche, quand je fais du sport, quand je danse, quand je mixe, c’est mon Bpm de prédilection on va dire. Je créé aussi mes visuels en écoutant de la techno, c’est là que les images me viennent et je pense que c’est cette énergie qui me fait travailler sur des visuels tantôt powerful, tantôt agressifs, tantôt planants. Du coup quand on m’appelle en VJ je viens avec mon univers visuel que je joue live sur le set de l’artiste, j’aime le suivre, le deviner et rebondir. Les DJs s’en rendent pas du tout compte mais je fais corps avec elleux. 

Ton dernier projet visuel, ‘100 Provocative women in techno music’ claque 100 noms en 5 minutes de DJs femmes, établies comme émergentes. Quels types de retours as-tu eu, notamment de bookers.euses et promoteurs.ices ? 

Alors toutes ne sont pas émergentes, j’ai voulu mixer de gros noms et des noms en devenir sans classement, venant du monde entier. Entreprendre cet artwork c’était l’occasion pour moi aussi de partir à la découverte de plein de femmes que je ne connaissais pas. Je me suis arrêtée sur 100 dans la vidéo mais y en a énormément ! J’ai eu des retours très enthousiastes surtout des DJ femmes et beaucoup de repost. La démarche a suscité un bel engouement et je vais pas m’arrêter là. Je travaille sur d’autres projets pour aider à la visibilité des femmes dans la techno, soutenue par Provocative Women For Music et friends. Aussi je bosse en ce moment sur une grande liste de femmes productrices de techno et DJ en France et dans le monde, liste que je mettrai bien sûr à dispo !

La projection de ‘100 Provocative women in techno music’ a eu lieu à l’évènement de Provocative Women For Music en février, une soirée qui a abordé la diversité et l’accessibilité de la scène techno actuelle. Quel progrès as-tu pu observer dans le monde de la nuit parisienne, et quels sont nos challenges à venir ? 

Je remarque qu’on voit de plus en plus de femmes sur les line-up, initiatives à l’origine souvent lancées par des femmes qui ont créé des soirées pour donner de la visibilité à leur consoeurs. Merci à elles mais aussi aux hommes qui emboitent le pas – ils sont de plus en plus nombreux ! – et vont vers des prog mixtes, je pense qu’ensemble on rend la proposition musicale plus intéressante, il y a plus de relief sur le dancefloor, parce que les sensibilités et les histoires sont différentes. Les mentalités évoluent et les gens sont curieux et demandeurs de découvrir davantage de femmes qui mixent. Avec le Covid-19, la réouverture des frontières va sûrement prendre un moment, aussi financièrement j’imagine qu’on va faire jouer davantage de français.es, l’occasion d’aller re-découvrir des femmes productrices et DJ en France.

Il y a dire, et il y a montrer. Les visuels permettent une communication explicite d’un message – on s’imagine qu’il y a beaucoup d’artistes féminines, mais on ne peut plus le nier face à une vidéo ou tant de noms défilent en accéléré. Quels autres enjeux politiques se révèlent dans tes projets, de manière explicite comme subliminale ? 

La cause qui me touche personnellement c’est celle de l’empowerment des femmes.
J’ai beaucoup étudié les artistes féministes du 20e siècle avec une passion pour l’art conceptuel et je me suis particulièrement nourrie du travail de Jenny Holzer et Vanessa Beecroft. À travers les mots projetés ou les images, leurs performances questionnent notre rapport au corps féminin, entre désir et violence. En plus d’une passion avérée pour les serpents, les raptors et le feu, c’est l’une des thématiques récurrentes de mes visuels et finalement ça fait aussi écho dans mes DJ set qu’on dit souvent violents. Le désir et la violence, la tension qui les relie. Depuis des années j’essaie de comprendre, de déconstruire cette vision de la femme à laquelle notre société nous soumet, la femme objet de désir, fantasme de toutes les violences et soumissions. Dans mon vjing je montre des femmes libres et puissantes qui ont le contrôle. Dans mes sets je m’empare de cette violence, liée à mon histoire personnelle et indissociable de mon statut de femme, et j’essaie d’en libérer une énergie cathartique. 

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On y a aussi beaucoup entendu parler du corps féminin, et des efforts pour le désexualiser dans le milieu de la fête. Quel est le rôle du corps et du mouvement dans tes créations ? Musicalement, que cherches-tu à communiquer ? Comment as-tu gravité vers l’acid, la techno ? 

Je ne sais pas si on le désexualise ou si juste on se le réapproprie et on ose jouer avec, on devient maître de ce qu’il renvoie. Quand on va clubber on a surtout envie de disposer de son corps comme on l’entend dans un espace safe. On a envie d’un clubbing libératoire et jouissif. La fête c’est la danse, les corps, la transe, la chaleur, le dénudement, le respect de l’autre. Mes sets sont bruts, j’essaie de réveiller l’énergie brûlante qu’on a au fond de nous. Je recherche le voyage introspectif plutôt que le consensus. Quand je joue c’est mon ventre qui parle, j’adore d’ailleurs les prods avec des sons organiques, et j’adore jouer dans des espaces fermés et bétonnés où les sons industriels rebondissent sur l’architecture et transpercent les corps de part en part. Y a pas de fuite possible. J’aime quand ça met une claque. Le côté rough il vient de mes premières influences métal dès le berceau, que je ramène de plus en plus dans mes sets. C’est mon père qui m’a initiée, il m’a aussi fait découvrir Kraftwerk, Nitzer Ebb, Front 242 et bien d’autres. Merci papa !
Il bosse dans le bâtiment, je le suivais sur ses chantiers depuis gamine et ça me fascinait ces grands espaces industriels, le charme du chantier en construction, le bruit des machines. Je crois que tout ça a planté des graines, d’ailleurs j’ai enregistrés des sons de ses machines pour les intégrer dans mes futures prod, ma musique c’est un retour aux sources. 

Tu multiplies les toiles, jusqu’à toi-même. On retrouve les mêmes motifs dans tes cheveux que dans l’arrière-plan visuel de ‘techno has no gender’, qui détone pendant le set d’une Paula Temple à Dour. En quoi ton apparence est-elle une extension de ton identité artistique ? 

Haha oui je me rappelle encore la tête des techniciens en régie quand ils ont vu que je projetais des messages politisés sur cet écran de 68m de long. J’ai fait passé des messages pour la visibilisation des femmes, des personnes racisé.es et des personnes trans dans la techno, devant une jauge de 15000 personnes, l’occasion était trop belle. Ainsi que la citation de Paula Temple « My passion for techno music has no gender » J’étais particulièrement heureuse de VJ pour son set parce que je sais qu’elle défend ces causes. Je me rappelle l’avoir quand même prévenue de ce que j’allais projeter, elle m’a dit « Merci ». Merci à elle, c’est une personne que j’admire énormément pour sa musique et son côté humain. Et oui pour les cheveux, ma dernière lubie que d’y mettre des flammes, je faisais du makeup à une période aussi, et j’ai envie de me recouvrir de tatouages de serpents, j’aime que mon corps soit le prolongement de mes visuels, de ma musique, que tout soit cohérent.

La crise du covid-19 implique de rester enfermé chez soi. Un moment qui peut permettre de se retrouver au niveau créatif. Comment vis-tu la situation ? À quoi ressemble tes journées types ? 

Perso les premières semaines j’étais pas dans le mood de créer, j’en ai profité pour prendre du recul, sur la vie, sur mon projet, je me suis fait des petits trips introspectifs. Mon fuel c’est les échanges avec les gens, partager des émotions et des énergies irl, fallait que je retrouve du sens aux choses dans cette vie devenue temporairement numérique, je me suis pas précipitée. Plein de projets ont émergé pendant ce temps cérébral et je suis repartie dans un tunnel de création là. J’ai jamais eu de journée type – j’ai la chance d’organiser mes journées comme je le veux – je fonctionne par phases alternées de grosses réflexions et de production, mes nuits varient de 12h à 1h de sommeil fonction du mood créatif. En tous cas j’arrive même à avoir des charrettes en confinement, donc on s’occupe haha

L’avenir est très flou pour de nombreux acteurs, laissant place à de nombreux scénarios. Comment adaptes-tu tes projets actuels, et comment imagines-tu le secteur de l’événementiel dans 4/5 mois ? 

Je pense qu’on sera toujours en stand-by dans 4/5 mois, à moins d’une avancée scientifique miraculeuse, on va traverser des mois difficiles dans l’événementiel, ce n’est que le début. Le bilan va être amer au retour à la normale et il va falloir repenser beaucoup de choses pour faire la fête ensemble – économie, lieux, bookings, organisation, sécurité. Du côté de l’État c’est le flou artistique, on est oubliés, on peut difficilement travailler concrètement sur l’après avec si peu d’informations, et financièrement on est beaucoup à n’avoir plus aucun revenu et à ne bénéficier d’aucune aide. On ne peut compter que sur nos solidarités et sur notre passion commune pour garder le cap tant bien que mal, animés par l’impatience de nos retrouvailles sur le dancefloor. On vivra sûrement un moment assez magique humainement d’ailleurs. Ce que je vois aussi c’est que les idées fusent pendant ce confinement, on a du temps pour parler davantage entre nous et développer ensemble des projets créatifs et bienveillants. En ces temps de crise l’humain et l’entraide prédominent, j’espère qu’on saura insuffler nos prises de conscience dans des fêtes encore plus belles.

Retrouvez Cassie Raptor sur sa page Facebook et ce Dimanche 3 Mai sur Clubbing TV dans le cadre du projet Des.Colérées

Photo à la une © Thibault Boissier
Autres photos © Cassie Raptor
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