La culture club est-elle en danger ?
Entre situations précaires, fermetures et déplacements, la scène électronique perd peu à peu des siens. La culture club de Berlin est actuellement dans la tourmente : de nombreux lieux mythiques comme le Griessmuehle et le KitKat club sont menacés. La France n’est pas en reste avec, entre autres, les récents adieux de Concrete. Une question apparaît donc : comment lutter en faveur du maintien des clubs et de leur reconnaissance sociale, historique et culturelle ?
Griessmuehle : une institution phare qui perd son domicile
En décembre 2019, le club berlinois avait annoncé qu’il était en danger et qu’il pourrait s’agir de son dernier réveillon, sans fournir plus de précisions. Ce n’est que quelques jours plus tard que les raisons de cet appel à l’aide ont été dévoilées : le club, ouvert en 2012, est désormais menacé de fermeture. Son contrat de location, renouvelé tous les 6 mois, a expiré le 31 janvier 2020 et n’a pas été prolongé par le propriétaire. La raison ? Un permis de construire accordé en novembre 2019 pour des unités commerciales. Pendant plusieurs semaines, les tentatives du Griessmuehle pour contacter le propriétaire s’avérèrent compliquées, malgré l’appui des autorités locales, de l’agence de développement économique, de la Commission des clubs de Berlin et du sénateur berlinois responsable de la culture.
Trois années après le mouvement #SaveFabric pour sauver le club londonien, le Griessmuehle tente à son tour sa chance avec #SaveGriessmuehle. Une campagne intitulée “Save Our Spaces” est lancée : il s’agit d’un SOS visant à dénoncer la multiplication des fermetures de clubs à Berlin et demandant d’agir en partageant le message. Signée par plus de 50 000 personnes, une pétition appelle à la protection et à la reconnaissance des clubs de la ville comme de véritables institutions culturelles.
Mercredi 22 janvier, un rassemblement s’est tenu à Berlin pour demander le sauvetage du club. Le Griessmuehle a pu compter sur la présence de la Commission des clubs de Berlin et de nombreux politiciens (SPD, CDU, Grüne, Linke). Ce sont ces mêmes figures politiques qui se sont déclarées pour la première fois, conjointement avec la commission de la culture de la Chambre des représentants de Berlin, en faveur du maintien d’un club. Malgré cette forte mobilisation collective, le club a dû quitter les lieux le 3 février dernier.
Mais la mythique institution berlinoise ne baisse pas les bras. Elle peut compter sur la solidarité des clubs de la ville : son programme culturel du week-end est temporairement intégré dans celui d‘Alte Münze, tandis que le Polygon Club abrite ses événements du mercredi et du jeudi. Le Griessmuehle semble décidé à se préserver et espère encore pouvoir revenir sur son site ou bien trouver une “alternative appropriée”.
Changer d’emplacement n’est pas toujours la meilleure solution pour un club car de nombreux facteurs doivent être pris en compte, comme le voisinage ou les coûts des nouveaux locaux. La pression des lobbys de l’immobilier et la hausse des prix des loyers viennent alors s’ajouter aux difficultés rencontrées par la vie nocturne berlinoise. Car malheureusement, le Griessmuehle est loin d’être un cas isolé.
Une menace généralisée à Berlin
Le KitKat club et le Sage Club, créés respectivement en 1994 et 1997, peuvent aussi témoigner : leur contrat de location n’a pas été prolongé et ils doivent donc quitter leurs lieux actuels d’ici juin 2020 si un accord n’est pas trouvé. Le Sage Club a fait connaître son désir d’acheter les locaux grâce à de “solides investisseurs”, mais les propriétaires ne sont pas intéressés. D’après les médias allemands, ils souhaitent dédier les espaces de ces deux clubs à la création d’espaces de vie de luxe.
La CDU, bien consciente des intérêts à préserver la scène berlinoise, soutient les deux clubs et s’est exprimé à ce sujet : “malheureusement, nous assistons à une extinction progressive de la scène des clubs de Berlin. Nous proposons que le Sénat offre aux exploitants de clubs un hébergement alternatif et des conditions de location favorables à long terme”. Lutz Leichsenring, porte-parole de la Commission des clubs de Berlin, fait le même constat concernant la précarité des discothèques. L’homme a également déclaré que le problème est que “les investisseurs qui veulent simplement encaisser, sont propriétaires de l’immeuble mais ne le rénovent jamais ou n’y investissent pas, tout en voulant plus de loyer chaque année”.
Beaucoup d’établissements ont perdu le combat et ont dû fermer ces dernières années, à l’instar du Knaack, Bassy Club, White Trash et Kingkong Club. Le Wilde Renate, Else et ://about blank sont aussi menacés de démolition par un projet de construction d’un nouveau tronçon d’autoroute. Mais malheureusement, les collectivités locales n’ont pas le pouvoir d’arrêter le projet puisqu’il relève de la compétence du gouvernement national. Le club ://about blank résume tristement la situation en se demandant sur sa page Facebook “A qui appartient la ville ?”. Quant au Watergate, il n’est pas en reste concernant les augmentations de loyers. En 2017, son loyer a doublé suite au rachat, pour 6,3 millions d’euros, de l’immeuble qui l’accueille.
Au delà des considérations historiques et sociologiques, la vie nocturne berlinoise représente énormément en termes de revenus. On estime qu’en moyenne 3 millions de touristes se rendent chaque année à Berlin pour faire la fête et auraient ainsi rapporté 1,4 milliard d’euros en 2018. Consciente des enjeux, Berlin a fait évoluer la reconnaissance des clubs : en 2016, le Berghain est passé du statut de lieu de divertissement à celui de lieu culturel, bénéficiant ainsi d’un régime fiscal plus avantageux. Par ailleurs, la ville débloque régulièrement des fonds pour aider les bars et clubs dans leur mise aux normes et leur insonorisation. Mais si la culture club occupe une grande place dans le paysage de Berlin, sa protection n’est pas toujours suffisante et fragilise l’équilibre de ce patrimoine culturel. Qu’en est-il de la scène parisienne ?
La scène parisienne également concernée
La France n’est pas épargnée par le phénomène. Le dernier exemple en date est celui de Concrete qui s’est retrouvé dans un conflit avec la société propriétaire du ponton, la société Bateaux de Paris et d’Île-de-France (BPIF). Cette dernière n’a souhaité ni reconduire le bail ni procéder à une vente du lieu ; elle aurait effectivement considéré que la péniche ne satisfaisait pas aux normes de sécurité.
Malgré le soutien de la Mairie de Paris et de nombreuses personnalités, ainsi qu’une pétition signée par 21 000 personnes, l’institution phare a annoncé sa fermeture définitive le 26 juin dernier. C’est ainsi que ce haut lieu de la scène parisienne s’est éteint le 22 juillet 2019, après huit années d’aventures. Fort heureusement pour sa communauté, l’équipe de Concrete ne s’est pas faite attendre pour lancer son nouveau projet nommé Dehors Brut.
Malheureusement, d’autres victimes sont à déplorer dans la capitale. Le Batofar, autre mythique péniche, a été placé en liquidation judiciaire en janvier 2018. L’ancien exploitant, qui n’était pas propriétaire non plus du bateau, affirme que “le projet et lui-même étaient fatigués. Les fermetures administratives, les nouvelles normes, les conflits avec les institutions, la lassitude du public et les crues ont eu raison de la motivation”. Étant déjà fermé pour travaux depuis février 2018, il n’avait même pas pu organiser une cérémonie d’adieux. Ce lieu incontournable de la scène underground depuis 1999 avait été un tremplin pour les débuts de nombreux artistes et collectifs. Mais depuis l’an dernier, il a été transformé en un tout autre projet par son nouveau propriétaire. Il s’agit désormais d’un club de jazz au nom de Bateau Phare Osprey, centré sur les musiques de voyage.
Tandis que la culture club est en péril, celle des festivals est en pleine croissance ; posant ainsi la question des effets de cette expansion sur les clubs.
La culture club menacée par les festivals ?
C’est ce que pense DVS1 dans une interview accordée à The School of House d’Amsterdam en 2019. Il souligne la place qu’occupent les festivals dans le calendrier annuel : à leurs débuts, ils se tenaient de juin à août. Puis, ils se sont étendus de mai à septembre, d’avril à octobre, et désormais, il existe des festivals d’hiver. Cela pousserait des clubs à prendre des congés, se sentant en effet incapables de rivaliser avec les festivals.
Par ailleurs, l’artiste russo-américain déplore ces festivals commerciaux qui dépassent les milliers de personnes. Ils détruiraient la culture et porteraient préjudice à l’expression artistique du DJ : “Les DJs prennent de plus en plus l’habitude de jouer des sets de 90 minutes à une audience qui a une capacité d’attention courte, ce qui les extrait d’un contexte artistique. Quand tu as 90 minutes sur une grosse scène – à jouer pour des jeunes qui n’ont aucune envie de suivre tes envies, tu finis par passer des trucs mainstream (les ‘bangers’) – c’est tout ce que tu fais car sinon, tu vas perdre tout le monde”. Jouer dans un club pendant plusieurs heures est aux antipodes : l’artiste peut laisser exprimer ses envies artistiques en gérant le temps et l’espace, et en s’amusant avec “les vibes et les tensions dans la pièce”. Il partage ainsi une véritable expérience avec le public en racontant une histoire à travers l’enchaînement des morceaux.
DVS1 s’interroge également sur ce public qui préfère payer 20 euros de plus qu’en club et se rendre à un festival où il enchaînera sans répit les artistes. Il estime que cela nuit “aux clubs et aux promoteurs indépendants qui prennent bien plus de risques pour une plus petite audience”, et que cela détruit aussi le concept de partage d’expérience “avec un groupe de personnes dans une salle”. Le producteur de techno considère ainsi que la scène et la culture se sont transformées en une industrie, qui elle-même s’est divisée entre clubs et festivals. Il accepte ce constat, mais aurait simplement aimé que les uns n’affectent pas les autres.
Et maintenant, comment agir ?
Fragilisée, la culture club mérite d’être reconnue à sa juste valeur, en particulier par ce qu’elle apporte à la société. Elle est bien plus qu’un lieu où faire la fête ; elle est un lieu de rencontre, de refuge et d’évasion. Mais face à la pression des lobbies immobiliers, aux problèmes de baux et au manque de lieux adéquats, le constat est sans appel : le soutien du public et de certaines institutions ne fait pas toujours le poids. Il est ainsi nécessaire de poser un dialogue entre pouvoirs publics, associations, syndicats et collectifs afin de réfléchir collectivement à des alternatives pour ces lieux.
En 2019, plusieurs rencontres se sont tenues à la Mairie de Paris avec artistes, clubs et associations pour démêler ces nouveaux enjeux et tenter d’y apporter des solutions. Sina XX était présent aux côtés de Technopol, AZF, Anetha et une dizaine d’autres personnes. Le producteur parisien nous rapporte son constat : “Nous manquons de lieux culturels non commerciaux mais aussi de lieux pour produire. C’est un lieu pour fédérer les artistes autour de la musique qu’il nous faut !“. Contrairement à Berlin où de nouveaux espaces ouvrent leurs portes, la capitale française n’est pas aussi chanceuse sur ce point. L’essor des événements dans des lieux éphémères est-il le témoin d’un besoin, voire d’une volonté, de repenser le format des clubs ?
C’est à l’occasion d’un des rendez-vous à la Mairie que Technopol a renouvelé son souhait de voir se créer une Maison des Cultures Électriques, projet porté par l’association depuis plusieurs années. Il s’agirait d’un lieu de formation, d’incubation de projets, de répétition pour les artistes et bien évidemment de diffusion. Ce voeu rejoint les ambitions de l’association SOCLE (Syndicat des Organisateurs Culturels Libres et Engagés) qui espère se sédentariser et ouvrir un lieu avec une responsabilité sociétale tout comme d’autres acteurs des musiques électroniques.